Des questions sur les bénéficiaires du libre-échange – et à quel prix – ont refait surface dans le cadre de la réaction contre la mondialisation. Cette colonne utilise les données de 54 pays à revenu faible ou intermédiaire pour montrer que dans la majorité des cas, la libéralisation des échanges accroît à la fois les revenus et les inégalités. La plupart de ces compromis se résolvent en faveur de la libéralisation; malgré l’aggravation des disparités de revenus, la libéralisation des échanges crée des gains globaux de bien-être social.
Le récent contrecoup contre la mondialisation et la résurgence des tendances protectionnistes ont ravivé l’intérêt pour les effets redistributifs de la politique commerciale (Baldwin et al.2017, Fajgelbaum et al.2019). Dans les pays développés comme dans les pays en développement, la libéralisation des échanges a laissé de larges pans de la population sans emploi (Autor et al.2013, Kovak 2013), malgré une croissance et une innovation stimulantes (Coelli et al.2016). De plus, le commerce exacerberait souvent les inégalités. Faut-il s’opposer au libre-échange pour des raisons d’inégalité?
Dans un nouvel article (Artuc et al.2019a), nous répondons à cette question en fournissant des estimations des gains de revenus et des coûts des inégalités résultant de la libéralisation unilatérale des tarifs d’importation pour 54 pays en développement à revenu faible et intermédiaire. Les considérations d’inégalité sont particulièrement importantes dans ces pays étant donné qu’une part substantielle de leur population vit dans la pauvreté ou est sur le point d’y tomber. La question de savoir s’il existe un compromis entre les gains de revenus et les coûts d’inégalité de la libéralisation des tarifs d’importation est donc cruciale.
Les gains ou les pertes de chaque ménage dans un pays donné après la libéralisation des échanges dépendent de la mesure dans laquelle les réductions tarifaires réduisent les prix et de la manière dont ces variations de prix affectent les différents ménages. En tant que consommateurs, les ménages bénéficient de prix plus bas; mais en tant que salariés, la baisse des prix implique une baisse des bénéfices et des salaires. Étant donné que les ménages consomment différents types de biens et ont des portefeuilles de revenus différents, les effets sur le commerce sont susceptibles de varier selon la répartition des revenus. Les ménages pauvres, par exemple, ont tendance à consacrer une plus grande part de leurs revenus aux produits alimentaires que les ménages riches, et tirent une part plus faible de leurs revenus des salaires.
L’harmonisation minutieuse des données d’enquêtes auprès des ménages et des données sur le commerce nous permet de quantifier, dans un premier temps, comment chaque ménage est affecté par les variations des prix induites par la libéralisation d’un ensemble de biens désagrégé et représentatif.
Les preuves des gains de revenus tirés du commerce sont écrasantes: la libéralisation du commerce génère des gains du commerce dans 45 pays et des pertes dans les neuf autres. Les pertes résultent de la perte de recettes tarifaires par les gouvernements. Les gains de revenu moyens dans tous les pays représentent en moyenne 1,9% des dépenses réelles des ménages, en grande partie grâce à la baisse des prix des denrées alimentaires.
Pourtant, ces gains se font au détriment d’une aggravation des inégalités. Dans 37 pays, les 20% des ménages les plus riches gagneraient davantage de la libéralisation que les 20% les plus pauvres. Les exemples incluent le Bénin et l’Ouzbékistan, où les ménages riches gagnent plus que les pauvres, comme le montre la figure 1, qui illustre les gains de revenu moyens par rapport aux dépenses logarithmiques par habitant dans le statu quo. En Ouzbékistan, les ménages dans l’ensemble de la répartition des revenus gagnent en moyenne, mais les ménages riches gagnent plus que les pauvres. Au Bénin, les ménages pauvres perdent leur revenu réel tandis que les ménages riches gagnent. Dans 17 pays, la libéralisation réduirait les inégalités; en République centrafricaine, par exemple, la libéralisation profite de manière disproportionnée aux pauvres.
Nous évaluons ensuite comment les estimations des gains du commerce changent une fois que nous prenons en compte les impacts sur les inégalités, permettant des points de vue différents sur la façon dont une inégalité doit être opposée. Des compromis surviennent lorsque les gains de revenus s’accompagnent d’une augmentation des inégalités de revenus.
Dans une poignée de pays, il n’y a pas de compromis; le commerce améliore à la fois les revenus et réduit les inégalités (ou conduit à la fois à une réduction des revenus et à une aggravation des inégalités). En République centrafricaine, par exemple, les gains du commerce sont amplifiés en fonction de l’amplitude de l’amplification qui augmente avec l’aversion aux inégalités.
Dans la très grande majorité des pays, des compromis se produisent. En Ouzbékistan, par exemple, le commerce améliore les revenus mais aggrave les inégalités. La prise en compte de l’impact sur les inégalités réduit les gains commerciaux corrigés des inégalités, mais ils ne deviennent jamais négatifs; la libéralisation serait associée à une amélioration du bien-être. Ce n’est pas le cas pour le Bénin. Lorsque l’aversion pour les inégalités est faible, la libéralisation est préférée; lorsque les gens se soucient beaucoup des inégalités, le statu quo se traduit par des niveaux de protection sociale plus élevés. En termes simples, la question de savoir si la libéralisation est souhaitable dépend de l’importance que l’on accorde aux inégalités. Dans tous les pays, la majorité des compromis se prononcent en faveur de la libéralisation; même si le commerce exacerbe les disparités de revenus, il apporte des gains de bien-être social.